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(63) Étymologies ...
obscures ou obscurcies ? (5)
 
Depuis qu’au début du siècle dernier, le grand et éminent professeur de linguistique Ferdinand de SAUSSURE (1857-1913) [1], considéré comme le créateur de la linguistique moderne, déclara dans l’un de ses cours que le Basque était une “langue orpheline”, « dont on ne peut rien tirer, puisque sans parenté », ce message sans appel fut relayé par ses élèves. Parmi ceux-ci, Antoine MEILLET (1866-1936), considéré en linguistique comme le fondateur de la méthode comparative, « en remit une couche » en écrivant « il y a des langues qui étant entourées des langues d’une autre famille et paraissant être des débris isolés d’une autre famille disparue, ne se laissent pas grouper avec des langues voisines et ne rappellent même aucune langue connue. Leur système grammatical n’offre de concordances précises avec aucun autre idiome ou du moins n’en signale-t-on pas (c’est E. ECHAMENDY qui souligne cette restriction) : C’est le cas du basque. » Linguistique Historique et Linguistique Générale [1921].
 
Épopée indo-européenne [3]
Et, c’est le même MEILLET qui propagea une certaine idée de l’épopée selon laquelle des locuteurs de langues indo-européennes submergèrent massivement le continent européen de la manière décrite non sans humour par Eñaut ETCHAMENDY dans sa thèse [4] donnons-en quelques extraits savoureux :
- « … [submersion en] balayant la totalité des langues préexistantes, dites de substrat pré-indo-européen, à l’exception notable de l’euskera. Ces "petits groupes de chefs", comme les qualifie A. MEILLET, auraient submergé tous les peuples de l’Asie à l’Atlantique et de la Scandinavie à la Méditerranée, imposant leur domination militaire, leurs langues et leurs institutions politiques et religieuses à des civilisations en avance sur eux, "au moins sur le plan matériel" (A. MEILLET). »
Donc, selon MEILLET, non seulement des guerriers auraient imposé leur culture (par la force) à plus civilisés qu'eux (déjà difficile à admettre !), mais ce dernier « croit reconnaître dans les langues indo-européennes la part de vocabulaire "noble", "aristocratique" à caractère "notionnel, abstrait, général" et celle qui aurait survécu des langues des vaincus, "techniquement plus civilisés", un ensemble de termes "instables", "affectifs", "techniques" et pour tout dire "populaires". » et … « Le vocabulaire “populaire” est aussi instable que l'aristocratique est permanent ».
- « On a peine à croire qu'un échafaudage théorique autour de la diffusion des langues indo-euro-péennes ait pu exercer une telle prégnance sur les esprits : être, boire, bœuf, cochon ou cheval c'est aristocratique et notionnel, mais charrette, joug et vigne sont “populaires” et “instables ”... »
- Cette vision du roman indo-européen évoque chez Eñaut ETCHAMENDY celle de Don Quichotte tandis que « Sancho … du haut de son bourricot croit identifier les moulins à vent sur la colline et non des extraterrestres. ».
 
À leur tour, les élèves d’Antoine MEILLET, dont le renommé Georges DUMÉZIL [5] amplifièrent cette présentation de l’historique indo-européen, ce que selon E. ETCHAMENDY « n’a pu être vérifié par l’archéologie, science adulte et réaliste. » et il ajoute « Ces présupposés sont compréhensibles du fait de la résonance gigantesque de l’Empire romain et aussi, peut-être, par l’influence des constructions théoriques d’un Georges DUMÉZIL et d’autres, organisant, présentant des guerriers sans pareil en capacités d’asservissement et d’assimilation, relevant des mythes de prédestination plus que de l’Histoire. ». Voir à cet égard l’excellent ouvrage de Jean-Paul DEMOULE « Mais où sont passés les Indo-européens ? » Le mythe d’origine de l’Occident [6].
 
Voilà comment on écrit l’histoire ! Et voilà peut-être pourquoi les générations de linguistes qui suivirent les maîtres à penser précédents s’écartèrent du basque et le fuirent dans tous leurs travaux linguistiques à caractère indo-européen !
 
Sur fond de personnages symbolisant tous ces linguistes européanistes tournant le dos au basque,
un exemple suplémentaire où il eut pu leur apporter un éclairage nouveau (détail plus bas).
ALDEGIN
“fuir, s'éloigner, dévier”



ALDE "côté" + EGIN "faire"
littéralement "faire de côté"

 
ἀλεεινω [alēinō] “éviter”
ἀλέομαι [aléomai] "fuir, éviter"



« pas d'étymologie européenne établie »
(Pierre Chantraine)

 
Pays basque
 
Grèce antique
 
En guise de conclusion : Ne pas fuir le basque !
Le célèbre helléniste Pierre CHANTRAINE cite le terme épique [3] ἀλεεινω [alēinō] “éviter” dans la longue analyse qu’il fait du terme de la même famille ἀλέομαι [aléomai] "fuir, éviter". Il rattache à la même base ἀλ- les termes voisins pour la phonie  ἀλἀομαι [aláomai] "errer, s’écarter de" et ἀλύω [alúō] “être hors de soi” dont il considère les sens trop éloignés pour qu’on puisse tenter un rapprochement. Et de conclure (dans l’analyse de ἀλύω) pour tous ces termes : « pas d’étymologie indo-européenne établie ».

Or le basque a le terme ALDEGIN "fuir, s’éloigner" et "dévier, se déplacer " dont on note non seulement une certaine similitude sonore avec ἀλεεινω [alēinō] [7], mais aussi la proximité des sens avec les mots grecs. Et l’origine du terme basque est aussi claire que simpliste : ALDE "côté" + EGIN "faire", donc littéralement "faire de côté" !
 
Nous pouvons donc peut-être rendre justice à Pierre CHANTRAINE en confirmant son intuition d’une étymologie non indo-européenne (mais peut-être pré-indo-européenne ?). En revanche nous pouvons regretter qu’il ait été victime de la doxa indo-européenne « post-Saussurienne » !
 
 
[0] Les mots "entre [ ]" donnent la prononciation des termes grecs (en bleu) à l'aide de l'alphabet phonétique international. Tous les autres mots "en bleu italique" sont également écrits à l'aide du même alphabet phonétique.
 
[1] SAUSSURE (Ferdinand de -) [1857 - 1913] Fondateur du structuralisme en linguistique ...
mais aussi célèbre pour ses travaux sur les langues indo-européennes.
Professeur éminent de linguistique, il a marqué nombre de ses élèves devenus à leur tour d'illustres linguistes qui publièrent après sa mort et à partir de leurs notes un « Cours de linguistique générale » 1916. A citer tout particulièrement son « Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues i.-e. » 1879, base de la théorie des laryngales, auquel A. ETCHAMENDY fait référence dans sa thèse.
[2] MEILLET Paul Jules Antoine [1866-1936] Linguiste élève de Ferdinand de Saussure
Un des premiers sociolinguistes français, "découvreur" du phénomène de grammaticalisation (processus d'évolution linguistique avec le temps qui transforme un mot purement lexical en plus petite unité de sens ou structure grammaticale). Auteur de nombreux ouvrages dont « Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes » 1903, « Linguistique historique et linguistique générale » 1921, « La méthode comparative en linguistique historique » 1928, « Dictionnaire Etymologique de la langue latine, Histoire des mots » co-écrit avec A. ERNOUT.
[3] (Wikipédia) Une épopée (du grec ancien ἐποποιία / epopoiía, de ἔπος / épos, « récit ou paroles d'un chant » et ποιέω / poiéô, « faire, créer » ; littéralement « l'action de faire un récit ») est un long poème d'envergure nationale narrant les exploits historiques ou mythiques d'un héros ou d'un peuple. D’où le qualificatif « épique » appliqué à des récits dont le style et la thématique sont proches de l’épopée.
[4] Thèse/Introduction à la thèse et Lexique/Introduction
[5] DUMÉZIL Georges [1898-1986] Linguiste philologue, élève d'A. MEILLET ...
En agrégé d'histoire qu'il était, il consacra une partie de sa vie à l'étude comparative des civilisations, religions et mythologies indo-européennes. Très nombreuses publications dont une compilation de ses œuvres « Mythe et épopée » éditée entre 1968 et 1973.
[6] Edition du Seuil (octobre 2014) – Jean-Paul DEMOULE [1947-] est un réputé archéologue et historien français, professeur de protohistoire européenne à la Sorbonne, membre de l'Institut universitaire de France.
[7] Définitions de ALDEGIN issues du Dictionnaire basque-français de Pierre LHANDE (1926) ; sur la similitude sonore des termes grec et basque, EGIN peut devenir IN en composition comme dans INBIDE "devoir, obligation" ou INKOR "faisable ".